Auteur : Gabriella ASARO
C’est à Paris, vitrine de toutes les avant-gardes, que se forge le mythe d’Isadora Duncan, chef de file de la danse libre, fondée sur des mouvements naturels et sur des vêtements mieux adaptés aux gestes et au corps des danseurs. Née à San Francisco en 1877, cadette de quatre enfants, Isadora connaît très jeune la misère et l’injustice sociale. Éduquée par sa mère, pianiste de talent sacrifiée au foyer familial, à la liberté et à l’amour pour la nature et pour les arts, Isadora montre un talent précoce pour la danse, mais elle refuse d’apprendre la danse académique et de se plier au joug des pointes, des corsets et des collants qui sont le quotidien des danseuses célébrées par Degas (voir De la classe à la scène, le ballet de l’Opéra de Paris vu par Edgar Degas).
Adulte, Isadora poursuit sa quête du naturel et du spontané dans l’art à des fins bientôt pédagogiques autant qu’artistiques. Elle se rapproche ainsi de l’art hellénique qui est, à ses yeux, le plus parfait exemple de création artistique issue d’une communion authentique avec la nature et capable d’inspirer une société meilleure. Arrivée en Europe en 1900, la danseuse se fait remarquer dans les salons artistiques de Londres, Paris, où elle est soutenue par Loïe Fuller (voir Loïe Fuller, incarnation du Symbolisme sur la scène), Munich et Berlin.
Pendant les deux premières décennies du XXe siècle, Isadora Duncan est le modèle idéal pour les artistes : de passage ou installés à Paris, dessinateurs, sculpteurs et photographes s’inspirent d’elle et de sa danse.
La joie de danser d’une muse moderne
En 1907, le sculpteur américain Jo Davidson vient se perfectionner à l’École des beaux-arts de Paris. Il y rencontre Isadora Duncan, alors au sommet de son succès : dans cette étude au crayon aux lignes nettes, Davidson met en valeur les courbes harmonieuses des muscles des jambes et des bras de la danseuse, représentée ici dans une pose qui pourrait figurer parmi les métopes du Théâtre des Champs-Élysées réalisées par Bourdelle en 1912-1913.
Cette beauté statuaire s’anime dans l’aquarelle réalisée par l’Allemand Franz Waldraff, installé en France dès 1902, d’abord à Paris puis à Menton, où il réalise des décors, des panneaux et des illustrations de livres. La simplicité des lignes et la fraîcheur des couleurs du fond, en délicat contraste avec la candeur du corps et les plis ondoyants de la tunique rose, correspondent bien à la grâce éblouissante et joyeuse d’Isadora ; le bonheur qu’elle éprouve à danser est visible aussi sur son visage.
Après avoir assisté à son interprétation d’Iphigénie en Tauride de Gluck, en 1909, Antoine Bourdelle se passionne pour l’art d’Isadora Duncan ; le lendemain du spectacle, il en préserve le souvenir dans cent cinquante dessins qui débutent une abondante production artistique inspirée d’Isadora. Parmi ces œuvres figure un cycle de dessins célébrant la danse et la musique, respectivement représentées par Isadora Duncan et par le pianiste allemand Walter Rummel (1887-1953).
Installé depuis 1908 à Paris, Rummel est l’un des plus importants promoteurs de la musique de Debussy (voir Debussy et le renouveau musical) ; entre 1918 et 1920, il noue avec Isadora une relation sentimentale et artistique placée sous le signe d’une profonde exaltation esthétique.
Bourdelle a éclairé l’interprétation de cette aquarelle, la plus aboutie du cycle, par la didascalie qu’il a notée dans une autre aquarelle dont il a indiqué qu’elle était sa « 1ère esquisse » sur le même sujet :
« Isadora génie de la Danse. / L’esprit mystérieux du piano. Le musicien Rummel et le Sphinx musical.
Isadora danse la Marseillaise. Les colombes du chant.
La couronne de laurier, c’est la couronne des élèves ».
Le fond sombre fait ressortir les silhouettes brunes et dorées, et, par un contraste plus fort, la candeur des corps des personnages. Le pouvoir du piano dompte le Sphinx musical qui semble ne faire qu’un avec l’instrument dont les pieds forment ses pattes. Devant le piano, Isadora, représentée dans une pose rappelant les peintures sur vase ou les frises grecques, est entourée de ses élèves, qui continueront son œuvre. Les lauriers et les colombes évoquent la gloire et la paix apportées par l’art.
Un hellénisme teinté de modernité
À la fin du XIXe siècle, le ballet fait l’objet d’un débat radical concernant aussi bien ses aspects techniques et esthétiques que ses implications sociales. À la danse académique, née en Europe dans un milieu masculin, aristocratique et fortement intellectualisé, codifiée et réglée par une discipline du corps très stricte, s’oppose une nouvelle danse, créée par trois femmes américaines, Loïe Fuller (voir Loïe Fuller, incarnation du Symbolisme sur la scène), Isadora Duncan et Ruth St Denis. Chacune à sa manière, ces artistes revendiquent le rôle de la danse comme expérience totale qui libère les corps et élève les esprits à travers une communion avec les autres arts, ainsi qu’avec la nature (surtout chez Duncan) et le progrès scientifique (notamment pour Fuller) ; en outre, ces trois danseuses sont également un modèle d’émancipation pour les femmes américaines et européennes.
Au début du XIXe siècle, lors de la vague néoclassique qui, pour les arts figuratifs, avait son maître indiscutable en Antonio Canova, la danse avait déjà été influencée par l’art grec, mais seulement à des fins esthétiques ; au début du XXe siècle, les chorégraphies hellénisantes d’Isadora Duncan révolutionnent la danse, en renouant avec une tradition perdue et en indiquant à la danse moderne la voie du naturel. La lutte d’Isadora pour la libération du corps est favorablement accueillie en Allemagne, où se développe la Frei-Körper-Kultur (« culture du corps libre »).
En 1905, Isadora Duncan fonde à Berlin sa première école, suivie par deux autres, inaugurées à Meudon en 1913 et à Moscou en 1921. Ses plus célèbres disciples sont les six jeunes filles surnommées « Isadorables » par le critique Fernand Divoire, qu’Isadora adopte officiellement en 1920, sept ans après la mort tragique de ses deux enfants.
Admirée par des artistes comme Rodin, Bourdelle, Grandjouan et Dunoyer de Segonzac, et par des metteurs en scène comme Craig et Stanislavski, adulée par la bonne société internationale, critiquée pour sa vie tumultueuse, Isadora n’est pas une femme frivole : elle lutte pour l’instauration d’une société équitable et s’engage afin que, partout dans le monde, les enfants démunis soient hébergés, nourris et éduqués.
En 1927, Isadora Duncan connaît une fin tragique à Nice : elle meurt étranglée par son voile qui s’est pris dans les rayons d’une roue de sa décapotable. Cette mort absurde l’arrête sur son chemin révolutionnaire, mais sa légende est déjà née. http://www.histoire-image.org . https://www.instagram.com/isadoraduncanlegacy/